L'OS ET L'ARÊTE du Bouche à Oreille n°110 Avr 2019

HOLDING VS ARTISAN

MICHELIN ET LES « DÉCOUVERTS AUTORISÉS »

Pas besoin de loupe! Depuis une dizaine d’années en France les grands bénéficiaires de l’attribution des étoiles du Guide Rouge sont majoritairement de stricts investisseurs, fonds divers, structures étrangères, multinationales, assureurs, groupes industriels. En particulier dans le sud. Photos.

MICHELIN DES ETOILES POUR LES HOLDINGS

LES ÉTOILES EN PROVENCE: UNE NÉBULEUSE D’INVESTISSEURS

Domaine de Manville (13 Les Baux) en 2018: achat et investissements par Patrick Saut, un enfant du pays issu du bâtiment (Guintoli) et qui injecte dans le jouet 50 millions d’euros d’investissement. Bravo! Une centaine de salariés. Chiffre d’affaires 2017: 6 942 263€. Et des pertes à hauteur de 3.103.294€! Une broutille! Ouverture mi-2015… étoilé Michelin 2018 maintenue en 2019, alors même que le chef est parti mi-2018!

L’Hôtel Tourrel (13 Saint-Rémy): hôtel particulier au cœur de St-Rémy, propriété depuis fin 2013 d’un couple de publicitaire/d’architecte. En 2014, les pertes de l’établissement étaient déjà de 229.700€. Le dernier cuisinier est arrivé début 2018*. Nouvellement étoilé en 2019, autant dire à la vitesse de la lumière.

Le Hameau des Baux (13 Le Paradou). Propriété depuis 2013 de Eric Floureusse, jovial cinquantenaire né à Antibes, surtout toulousain durant sa jeunesse. Homme d’affaires en charge de 18 mandats, ça occupe. Vaste domaine haut de gamme. Auréolé d’un bib gourmand après avoir sévèrement ramé pour son compte du côté des Alpes de Haute-Provence, le chef Stephan Paroche arrive en 2017. Etoilé en 2019. Toutes nos félicitations. Sauf qu’il a filé fin 2018. Qu’importe: étoile conservée par le successeur Christophe Chiavola. Pour la rigolade comptable, l’établissement affichait déjà un résultat net négatif de 524.500€ en 2015.

Pas question d’ostraciser le canton des Alpilles. On évoquera donc avec délice le cas désopilant du couple Bacquié à l’« Hôtel du Castellet » dans le Var récemment adoubé d’une 3èmeétoile. Avec pourtant un chiffre d’affaire déclaré de 9.976.000€ en 2017 la boutique affiche un résultat net déficitaire de 2.071.800€. Oui: plus de 2 millions d’euros!

L’« Hôtel Continental » à Marseille (13) où sévit le fameux Lionel Lévy possède une étoile. 151 employés pour 172 chambres et 22 suites, piscine et spa de 1000 m2. Et deux restaurants. Comme la deuxième étoile tarde sérieusement à venir (ya du rififi au Conseil d’Administration), les investisseurs dotés d’un sens de l’humour probablement limité (Axa Real Estate) ont réduit la voilure des dépenses. De 2016 à 2017 les pertes sont passées de 302.600€ à 30.400€. Pour près de 7 Millions d’euros de chiffre. Pourboire.

SOLUTION MIRACLE: LA HOLDING !

Il existe des tas d’autres exemples, et pas seulement dans le monde trouble de l’hôtellerie-restauration. Alors comment une entreprise peut-elle perdre autant d’argent et continuer à exister? La recette juridique et comptable est souvent la même: la création d’une holding. Cette société « faîtière »  rassemble un groupe de sociétés et ce montage présente un intérêt sur plusieurs aspects, notamment « l’intégration fiscale ». Elle consiste à « globaliser » le paiement de l’impôt sur les bénéfices. C’est ainsi que tous les bénéfices, ainsi que les pertes des sociétés intégrées fiscalement dans cette holding seront imposés en même temps. Les pertes des unes pourront ainsi venir compenser les bénéfices des autres afin de permettre de payer globalement moins d’impôts. Besoin d’un dessin ami lecteur?

MICHELIN DES ETOILES POUR LES HOLDINGSAinsi il s’agit fréquemment d’établissements détenus et financés par de fortunés propriétaires et investisseurs, des groupes industriels parfois siroteurs des subsides de l’Etat (marchés publics par exemple) et qui usent sans états d’âmes de mécaniques de défiscalisations… ou d’optimisations. C’est la même chose mais « optimisation »est politiquement plus correct. Bref! Les étoiles sont le moyen de rentabiliser ou de donner une légitimité à leurs châteaux, domaines, palaces ou hôtels de luxe et de prestige. Etablissements qui de façon strictement comptable perdent généralement de l’argent mais continuent d’exister comme si de rien n’était. Des danseuses. Ce qui est impossible pour la très grande majorité des petits restaurateurs, je n’ose pas dire « confrères » des gros machins. Car font-ils le même métier?

À LARMES ÉGALES

En effet, aussi appliqué soit-il, le restaurateur commun n’est pas à la même enseigne que le biznessman bardé de conseillers fiscaux et juridiques. Je parle du soutier au quotidien, de celui du coin de la rue, de celui qu’on a tous dans la famille, un cuisinier souvent patron-propriétaire, parfois épaulé par son conjoint, obligatoirement amoureux (aussi) de son métier, un peu gestionnaire, fréquemment employeur, volontiers créateur, nécessairement travailleur et bien sûr, indéfiniment responsable sur le patrimoine et la rentabilité de sa petite entreprise. Et responsable devant sa banque. Gestion en bon père de famille, pas de droit à l’erreur, pas de pertes envisageables, sinon la banque coupe le robinet. Cette histoire de « bilan négatif » dont je viens d’expliquer la sauce, impossible pour lui. Ou elle.

CHEFS INDÉPENDANTS: BON COURAGE!

Étoilée en 2018: Fanny Rey (13 Saint-Rémy). Affaire de couple, pas de fonds de pension, pas d’investisseurs connus… Demi-finaliste Top-Chef, achat de son propre restaurant à St Rémy en 2012, étoilée 2017. Enfin. Passée par des turbulences économiques qui ont failli avoir sa peau de tenace restauratrice. Chiffre d’affaire 2016: 1 033 400€! Résultat net bénéficiaire… 15400€! C’est peu, oui, mais suffisant pour payer des impôts. Obligation d’être profitable sous peine de black-listage sur le calepin du banquier voire de faillite quasi immédiate! Le quotidien de beaucoup de cuisiniers qui méritent potentiellement la reconnaissance du Michelin par une étoile, patrons d’entreprises qui payent des impôts (eux) mais n’ont pas la capacité d’investissements pour changer les rideaux, recruter du personnel encore plus qualifié, changer la vaisselle et les nappes chaque année pour plaire aux inspecteurs. Déjà que j’ai mon fonds de commerce à payer pendant 7 années… Encore récemment dans le Var, un cuisinier de talent au bout de la trentaine me racontait avoir été récemment contrôlé par un inspecteur Michelin zélé. Avant même de parler cuisine et passion du métier: « vous comptez faire des investissements? ». Elevé au biberon du travail (et du Michelin), le jeune restaurateur interloqué venait d’apprendre que le Père Noël bibendum n’existait pas.

MICHELIN DES ETOILES POUR LES HOLDINGSDEUX MONDES DE LA RESTAURATION SI DIFFÉRENTS

Résumons: deux types de compétiteurs à inégalité devant l’ambition d’une étoile. Les « cuisiniers(es)-propriétaire(s) de leur restaurant « , et les établissements aux moyens financiers considérables capables de se financer l’obtention d’étoiles Michelin et ce, sans contrainte de résultats financiers. Il convient ici d’ajouter que les « gros »possèdent de fait l’appui de puissants réseaux d’affaires, de clubs, de lobbys, d’amis, de vignerons bref: en haut de la pyramide sociale existe une informelle et efficace transversalité relationnelle pour les intérêts communs de l’élite qui la compose. Parfois même lors d’un cocktail inopiné dans un « club » avec des gens bien élevés se rencontrent des investisseurs et patrons de guides de restaurants. Quand le britannique Derek Brown arrive à la direction du Michelin en janvier 2001, il loue les mêmes bureaux que la 5èmefortune d’Angleterre Lady Helen Hamlyn notamment propriétaire des murs de « La Petite Maison de Cucuron » (84). L’étoile tombe alors même que le restaurant tenu à l’époque par Michel Mehdi n’avait techniquement pas pu être testé! Un miracle passé inaperçu. Autre cas rigolard et moins discret, la 2èmeétoile (2010) dans un restaurant fermé pour travaux: « l’Hôtel du Castellet« ** de Christophe Bacquié qui n’y avait pourtant jamais cuisiné puisqu’il était en Corse. Si vous n’avez jamais cru aux miracles, c’est pourtant le moment ou jamais.

COURSE À L’ÉTOILE: COMPÉTITION ÉQUITABLE ET LOYALE?

Le fameux Guide Rouge est considéré comme le guide gastronomique de référence, le guide suprême qui récompense avec justesse et rigueur l’excellence de la cuisine… le guide que tout respectable épicurien devait avoir dans la boite à gants de son auto… ou sur la table de son salon… marqueur social et professionnel… la bible des fourneaux… avec son armée d’apôtres et ses indéfectibles cuisiniers-dévots. Sauf que ces dernières années et au vu de nombre de choix locaux: qui récompense-t-on réellement? La compétition est-elle loyale? Car il s’agit d’une vraie compétition avec à la clé, non seulement une notoriété qui réchauffe l’égo de l’heureux élu, mais dont l’impact médiatique amène de belles retombées commerciales… avec beaucoup d’argent en jeu. Et qui dit argent dit très vite « dévoiement du système ».

RÈGLES DU JEU FAUSSÉES

Dans toute compétition annoncée, les concurrents sont sur un même pied d’égalité! On n’a jamais fait combattre un boxeur « poids plume » contre un « poids lourd »: on instaure des catégories pour une compétition loyale. L’UEFA*** a instauré une forme d’équité dans le football. Et on sait que le football aime l’argent, comme désormais le rugby dans son sillon. Cette règle s’appelle le « fair-play financier »: il consiste à empêcher les clubs de dépenser plus que leurs recettes. Au rugby, la masse salariale ne doit pas dépasser 10 millions d’euros. Simple comme bonjour sur le papier, même si l’idée est contournée grâce aux méthodes mafieuses usités dans certains sports dotés d’intermédiaires douteux. Mais là n’est pas le propos.

Dans le cas du guide Michelin en particulier, cet aspect de loyauté et d’équité n’existe absolument pas.La réalité des étoiles Michelin est là: avec de l’argent, du réseau, l’obtention d’étoiles est largement planifiable! La recette: on recrute un Neymar de la sauce Mornay ou un Ronaldo du petit pois au beurre. Bref! Un talent ou une notoriété… ce qui n’est pas la même chose! Reste à donner à ce mercenaire « carte blanche » et « chèque en blanc »! Mission: obtenir l’étoile! Sauf que lui sera un salarié bien payé et déchargé des contraintes de gestion et de management de l’établissement puisque l’investisseur possède une escouade de conseils et autres rond-de-cuir… autre avantage de la holding. Qu’importe le résultat comptable! On s’en tape! No limit! On ouvre les vannes! On recrute des attachés de presse! On invite à manger des blogueurs et les journalistes! On leur préparera même l’article: ça leur fera gagner du temps! Autant dire que dans le domaine de la gastronomie, on est loin d’un fair-play financier! Fussent-ils parmi l’élite douée, on voudrait faire crever les petits cuisiniers indépendants avec cette règle du jeu tronquée qu’on ne s’y prendrait pas autrement.

LE GUIDE ROUGE, MACHINE À FABRIQUER L’INÉGALITÉ

Double peine: les inspecteurs du « Michelin » seront plus exigeants avec le petit, sur la régularité de la cuisine notamment. Il est admis que l’étoile est indéfiniment et viscéralement liée à son « cuisinier-propriétaire de son restaurant ». Mais quand elle est donnée à un « établissement de prestige », peu importe le chef! Même si le chef-cuisinier-mercenaire est sûrement déjà parti vers d’autres cieux! Ou pas encore arrivé! On donnera un dossier de presse et on offrira un repas au com-menteur soumis qui ainsi arrosé, ira prêcher la bonne parole dans les médias aux ordres.

Le propos ne vise pas à critiquer la détermination des étoiles sur la qualité fournie. Le cadre, la prestation, le talent du cuisinier, le service, bref les critères du Guide Rouge sont les siens, ça regarde ses inspecteurs et leur morale… une douzaine en France parait-il, ce qui est peu. Je parle des inspecteurs. La morale, c’est beaucoup moins. Bref! La critique repose sur le système mis en place, le décalage choquant entre 2 mondes de restaurateurs, et la compétition anormalement déloyale. Il ne faut ainsi pas s’étonner qu’année après année, la part des investisseurs et autres grands groupes finançant va grandissante: les entreprises familiales jettent l’éponge!

MICHELIN DES ETOILES POUR LES HOLDINGS

MICHELIN: DES CHIFFRES QUI CHOISISSENT LEUR CAMP

Le fabricant de pneus: 5.330.684.800 € de chiffres d’affaires en 2017 (5 milliards et quelques). Pour des pertes de 139.460.400 € soit 140 millions, on ne va pas chipoter. En bon groupe industriel, on n’en attendait pas moins du Michelin dans son optimisation financière. Similaire à ses chouchous étoilés tenus par des groupes. Enfonçons le clou en précisant que dans sa communication, le Guide Rouge est partenaire du groupe Métro, du groupe Lactalis, du groupe Nestlé et du plus discret groupe Nutrixo qui fourgue à votre boulangerie des viennoiseries congelées industrielles. Un groupe de groupes.

Bref: un artisan doit rester petit et docile, discret. Comme un « bib gourmand » en somme, la récompense idéale du Guide Rouge, couché sinon panpan totoque. Ne pas vouloir voler plus haut. Et payer ses impôts comme tout le monde. Ou presque.

Olivier Gros


* https://www.le-bouche-a-oreille.com/os/des-etoiles-a-la-toque-du-client/
** https://www.le-bouche-a-oreille.com/os/580/
*** Union des Associations Européennes de Football