L'OS ET L'ARÊTE du Bouche à Oreille n°106 Mai 2018

LA GROSSE GAMELLE DU CHEF

A peine plus de 5000 entrées pour 50 copies dans les salles de cinéma de France, en incluant peut-être Monaco où réside Alain Ducasse… monégasque depuis 2008. On appelle ça un flop… malgré le battage médiatique de la profession avec en 1èreligne les blogueurs qui aiment à ramasser les miettes des budgets publicitaires contre un peu de prose à compliments. Le film « La quête d’Alain Ducasse » est une déception quant à sa quête de reconnaissance auprès du grand public. D’ici qu’à la sortie du Louis XV et des autres adresses étoilées du groupe Ducasse, le portier offre un DVD à chaque client qui sort, ya pas loin. DVD aujourd’hui disponible pour 10€ à la FNAC (et 6€ ailleurs), le documentaire à la gloire du célèbre « 18 étoiles » est tout juste passable à la télé selon quelques critiques*.

L’amusant de l’histoire n’est certainement pas l’échec. Echec d’ailleurs quasisystématique des films sur les cuisiniers: El Bulli, famille Bras, Noma, les femmes chefs… Le drôle, c’est l’incroyable décalage entre ce que les grandes toques du monde imaginent être dans la pensée collective, et ce qu’elles représentent réellement auprès du « grand public ». Chefs sur un cumulo-nimbus, cajolés par la (grande) bourgeoisie et les (grands) patrons qui lors de repas d’affaire y cassent une croute (« ça rentre dans les charges »). Et encensés par la meute courbée des blogueurs-journalistes à l’affut de revenus publicitaires, de reconnaissance et d’infos croustillantes. En face, 90% des français face au quotidien: ils ont autre chose à penser que de comprendre la vision du monde d’un chef comme Ducasse, fut-elle éventuellement captivante. Français aux préoccupations autres que d’élire des héros de sauce et du fumet, comme remplir le frigo et payer la cantine des gosses. Certes, Alain Ducasse « a été classé 94èmedes 100 personnalités les plus influentes du monde par le magazine économique américain Forbes ». Ce qui est probablement très utile à la société, mais ils ne le ressentent pas clairement.

Autre cas. En janvier 2018 lors d’une émission d’Ardisson sur C8 (groupe Canal+), Jean-François Piège faisait son cinéma(lui aussi) en vantant son restaurant lors d’une interview déroulée sur le ton naturel de la sincérité:« chez moi au Clover-Grill, on peut manger un steak-frites pour 20€ »**. Probablement délicieux, mais on comprend ici le décalage superbe: un steak à 20€. Sans aucun misérabilisme, juste une observation: les employés des restaurants gastronomiques de nos toques médiatiques peuvent-ils s’offrir ce steak-frites qu’ils fabriquent et qui vaut deux heures de SMIC (hors boissons)? Bref! En une vingtaine d’années, les grands chefs médiatisés sont devenus accessoirement cuisiniers, et assurément VRP et grands communicants pour leurs petites affaires. Un peu comme le président de la République lorsqu’il se rend aux Emirats Arabes Unis pour vendre des Rafales. Ce qui est probablement très utile à la société, mais on ne le ressent pas clairement.

Olivier Gros


* http://www.allocine.fr/film/fichefilm-253456/critiques/presse/
** https://www.youtube.com/watch?v=vfiVM6aX8O4 (après 8 minutes)