L'OS ET L'ARÊTE du Bouche à Oreille n°105 Fév 2018

LA DICTATURE DE L’IMAGE

Insupportable: les commentaires lapidaires et définitifs sur un plat photographié, par définition, non vécu par le bavard. Comment peut-on donner son avis sur un plat sans l’avoir goûté? Juste en examinant sur un plus ou moins grand écran sa silhouette plus ou moins avantagée selon le talent plus ou moins étendu du photographe? Ces annotateurs à distance se font les relais crapuleux des émissions de télé-réalité façon Top-Chef: l’œil est le seul sens considéré, avec parfois l’oreille pour les commentaires. Sachant que toute mise en scène est par définition une fausse réalité. Autant on peut s’exprimer sur « un plat mal présenté » ou sur le « manque de bon gout esthétique » éventuel d’un cuisinier, autant évoquer la qualité de la sauce ou des cuissons est totalement hasardeux. Nous sommes pourtant tous (plus ou moins) affublés de 5 sens, et la dérive culinaire des assiettes faites pour plaire strictement à l’œil a tendance à me courir sérieusement sur le haricot.

Alors ça nous amène parfois des dialogues de sourds. Ainsi, un cuisinier testé-épinglé par nos services « ses assiettes sont magnifiques mais elles n’ont aucun fond de jeu ». Ce cuisinier lui-même pollué par les tendances modeuses véhiculées par les médias visuels ne comprend pas: « Vous n’aimez pas pourtant tout le monde dit que mes assiettes sont belles! ». Oui m’sieur, elles sont belles mais pas intéressantes au goût selon nous. « Oui, mais elles sont belles! » Etc. On n’en sort pas. Combien d’artistiques desserts gobés par nous n’ont pas le goût ni l’odeur de clémentine ou de pistache… malgré ce que prétend l’intitulé? Dans le milieu de la pâtisserie sérieuse, les « pâteux » appellent même ces desserts: « les desserts de télé » ou « les desserts 2.0 » en référence aux recettes à la mode trouvées sur Internet. En photo.

Les réseaux sociaux avides de photos (comme de clichés) donnent évidemment de l’ampleur au phénomène. C’est même une partie de leur fond de commerce. Difficile de nier l’importance du visuel pour une assiette, mais il semble fondamental de ne pas oublier le goût et l’odeur. On parle quand même de nourriture et d’alimentation, pas d’une expo de peinture dans une galerie.

Olivier Gros