L'OS ET L'ARÊTE du Bouche à Oreille n°52 Nov 2004

On s’en serait douté, le sort a fini par conjurer Mauricette à la générosité en décidant par une belle journée sur l’île d’Oléron d’enfin m’offrir un petit présent en la personne d’homard. Mais pas n’importe lequel, pas un homard de pacotille, un traîne savate des quartiers périphériques, non, plutôt du genre racé, en provenance des quartiers chics de Bretagne. Elle était donc décidée à envoyer la main la poche à oursin, là où elle ne s’aventure que rarement. Toute fière de sa décision héroïque, nous nous dirigeâmes vers le « homard bleu », établissement réputé pour sa bonne tenue et son thème favori, le homard. L’accueil fut du genre enjoué et ludique, allant même à s’emparer de mon appareil photo numérique pour immortaliser nos faces de ravi de la crèche sur fond de mer et viaduc qui relie le continent à l’île. Puis, revenant à ses attributions premières, il nous montra la bête, encore vivante, nous regardant en remuant ses antennes et ses pattes, l’air terrifié, semblant nous implorer de le laisser en vie, de lui éviter ce sort atroce réservé aux homards qui consiste à se faire ébouillanter avant de passer à la casserole. On dit que la langouste, quand on la plonge dans l’eau bouillante, émet des petits cris que certains apparentent à des chants. Pour moi, plus réaliste, ne confondant pas le gospel au cri de la souffrance, je suis persuadé que la bestiole pousse un ultime cri d’épouvante généré par une douleur que seule Jeanne d’Arc pourrait nous traduire. Ma condition humaine m aurait fait pleurer en temps normal mais mon statut professionnel où se mêle la gastronomie à mon métier m’en a empêché. La Mauricette pourtant est restée de marbre devant l’horreur qui guettait l’animal, ne pensant qu’au plaisir qu’elle allait prendre. Effectivement en qualité d’hédoniste non diplômée, elle prit un énorme plaisir à dévorer la bestiole à la chair coriace, pas encore atteinte par le syndrome du porte monnaie. Ce fut un grand plaisir pour moi que de la voir se mettre dans cet état avec tant de joie et d’insouciance pour une fois comme si le fait de payer lui donnait des ailes. Le repas se déroula avec une certaine et constante allégresse où le plaisir n’était pas exclu jusqu’à ce moment fatidique où le petit papier arriva avec ses gros chiffres en euros. Sur le coup, elle ne fit pas trop gaffe à la réalité du total n’ayant ni ses lunettes ni son convertisseur et c’est moi qui devait jouer les trouble-fêtes en traduisant la somme en francs. Le homard à lui seul sans compter les deux menus, était mis au tarif de 1800 francs, enfin presque, montant que je devais annoncer à la femme la plus radine que j’ai rencontré dans mon existence. Elle n’a pas accusé le coup instantanément. Un certain temps a été nécessaire pour que ses neurones enregistrent l’exorbitance du prix de la bestiole aquatique comme si c’était un lingot d’or. Puis enfin sa physionomie a changé même si elle se retenait à deux mains pour faire bonne figure, préférant donner une image de grande dame qui ne regrette pas son geste, celui de m’avoir invité. Mais il faut bien l’avouer à la vision de sa pomme d’Adam qui bougeait plus que de coutume, le choc du montant était dur au point que je m’interrogeais sérieusement sur l’efficacité de ces accompagnements psychologiques dont on parle tant à la télé après un drame. En ajoutant 590 francs du repas, nous arrivions tout de même au total ahurissant de 2390 francs. Un petit pactole qui n’avait que pour simple objectif de me faire découvrir l’homard de Bretagne tout en étant persuadé que le but de cette opération n’était destiné qu’à assouvir son envie irrépressible de se faire un vrai breton de homard, persuadée à son tour que je n’aurais jamais l’inconscience de lui offrir la même folie. Elle s’est donc résolue à prendre le taureau par les cornes, surtout le compte courant et faire la généreuse pour enfin se faire plaisir. Le temps fut long pour digérer cette petite addition en provenance de l’île d’Oléron, peut-être plusieurs semaines, puis à la manière d’un diplôme, elle finit par le faire encadrer afin que le souvenir de ce mémorable repas ne s’efface jamais de mon souvenir et que jamais plus je ne l’affuble, devant des étrangers, de pingrerie. Dorénavant devant un parterre de personnalités, je dirais plutôt « psychologiquement, homard a tué Mauricette ». « Mais à l’insu de son plein gré tout de même ! »

Paul Bianco