L'OS ET L'ARÊTE du Bouche à Oreille n°46 Mai 2003

BOCUSE, TU M’AMUSES !

Cinq heures après le suicide de Bernard Loiseau, l’homme aux bras croisés devant les photographes et la toque éternellement vissée sur le crâne déclare à tue-tête que le chef de Saulieu n’a pas supporté la perte de deux points dans le « Go et millo »! S’il n’y avait pas mort d’homme, on pourrait trouver ça cocasse. Cette flèche empoisonnée venant de la part d’un homme qui doit tout aux guides et aux médias tient de l’indécence ! On peut cracher dans la soupe, ça se fait beaucoup chez les hauts-gradés en perte de vitesse, mais à petits crachats et de préférence attendre que la soupe soit refroidie. Comment Bocuse peut en quelques heures dire ce qui se passe dans la tête d’un homme qui décide d’abréger sa vie ? Serait-ce son meilleur ami ? On a beau régner sur les casseroles, sur son petit monde et détester les guides, y a des procès en sorcellerie et d’intentions qui demandent du temps et de la réflexion. On a envie de dire au roi lion : un peu de retenue! Sans les guides, Bocuse ne serait qu’ un nom parmi tant d’autres et aussi obscur qu’un nom d’employé modèle à la RATP. On ne peut pourtant pas me taxer d’être un thuriféraire du « Go et Millo » mais je reste convaincu que si on accepte d’être porté au pinacle par un guide quel qu’il soit, faut être réaliste en acceptant un jour de redescendre. On ne peut à la fois dire d’un guide qu’il a tout compris quand il reconnaît votre valeur et votre compétence et l’accuser de tous les maux lorsqu’il vous trouve un peu moins bon ! Dans ce cas précis vous devenez juge et partie. C’est vous même qui jaugez votre niveau et ce qu’il faut en penser ! Les chroniqueurs gastronomiques ont alors le choix entre l’ANPE ou la pêche. Et son rôle, si rôle il y a, devient intenable. Il s’autocensure en se demandant si sa prose et son avis vont plaire à son sujet et surtout s’il a mis des notes suffisantes pour éviter un drame. Et ce qu’oublie de dire notre ami Bocuse, c’est que Bernard Loiseau était allé mendier le maintien de sa troisième étoile dans les coulisses du temple rouge qui décide de votre avenir en un seul retrait de pictogramme. Et je ne sais pas si Loiseau méritait ou non sa troisième étoile mais je trouve scandaleux et lamentable que la survie d’un établissement se résume à ce détail. Et les hauts-dignitaires de la bible ont dû longuement réfléchir à ces répercussions meurtrières en connaissance de la situation financière dans laquelle s’était mis le chef de Saulieu. D’un côté, j’ai envie de dire merci le « Miche » et de l’autre c’est prendre l’utilisateur du guide rouge pour un simple cotisant. Pire ! Si j’avais ce pouvoir exorbitant, je stopperais net toutes les machines ! Même en pleine mer ! Décider comme ça en un seul pictogramme de la vie, de la survie ou de la mort de quelqu’un, d’un homme, d’une entreprise m’empêcherai de respirer. Heureusement le BAO n’a pas ce pouvoir. Dieu merci ! Mais l’humanisme du « guide rouge », on connaissait la rumeur en coulisse, n’a pas eu raison du suicide de Bernard Loiseau qui poursuivait sa descente aux enfers par un endettement excessif et sa fuite en avant. Son entrée en bourse pour trouver des liquidités a été catastrophique ! Peut-être est-ce là qu’il faut chercher les premiers éléments prémonitoires de son geste désespéré ? Dieu seul le sait ! Je n’aurais pas la même prétention que Bocuse en affirmant devant les micros les raisons profondes de son acte fatal ! Et le procès des guides, je veux bien moi aussi le faire, mais pas sur ce terrain là ! Car le jour où ils n’auront plus la liberté de témoigner d’une baisse, même passagère, ils deviendront des bottins. C’est ce qui plairait à Bocuse !

Paul Bianco